06.08.2018

Les travailleurs étudiants : une main-d’œuvre bon marché?

Il est pratique courante dans plusieurs entreprises d’avoir recours à des étudiants durant les périodes privilégiées de vacances. Cette façon de faire comporte plusieurs avantages pour les entreprises qui peuvent compter sur une main d’œuvre compétente et disponible pour combler l’absence des salariés en vacances et ainsi éviter d’importantes dépenses en temps supplémentaire. Ces entreprises, syndiquées ou non, ont cependant pris l’habitude d’offrir des salaires moindres à cette main d’œuvre, et ce, malgré le fait qu’ils effectuent souvent les mêmes tâches que les salariés qu’ils remplacent.

Le 11 mai dernier, le Tribunal des droits de la personne a rendu une décision dans laquelle il conclut que l’Aluminerie de Bécancour enfreint la Charte des droits et libertés de la personne et discrimine ses étudiants en leur offrant un taux de salaire inférieur à celui des autres travailleurs qui effectuent un travail équivalent.

La Charte des droits et libertés de la personne

La discrimination étant un enjeu de société au Québec, comme partout à travers le monde, le législateur s’est doté, en 1975, d’une Charte pour protéger les droits et libertés des personnes sur son territoire. En vertu de celle-ci, la discrimination pour un ensemble de motifs, dont notamment la condition sociale et l’âge n’est pas permise[1].

De surcroît, l’article 19 de cette Charte oblige l’employeur à « accorder un traitement ou un salaire égal aux membres de son personnel qui accomplissent un travail équivalent au même endroit ». Ce même article prévoit toutefois qu’il n’y a pas de discrimination si la différence de traitement est fondée sur : « l’expérience, l’ancienneté, la durée de service, l’évaluation au mérite, la quantité de production ou le temps supplémentaire ».

C’est d’ailleurs sur ces deux articles ainsi que sur l’article 4, qui prévoit la sauvegarde du droit à la dignité de la personne, que fut basée la décision à l’encontre de l’Aluminerie de Bécancour Inc.

L’affaire Aluminerie de Bécancour Inc.

L’A.B.I. opère une usine de production et de transformation de produits d’aluminium. Cette entreprise fait appel à environ 900 salariés syndiqués, répartis sur trois statuts, soit des salariés réguliers, occasionnels et étudiants. Les salariés réguliers sont titulaires d’un poste précis, tandis que les occasionnels sont appelés à pourvoir temporairement les postes vacants ou à pallier aux surplus de travail. En ce qui a trait aux étudiants, l’entreprise y recours lors des périodes privilégiées des vacances, principalement pour remplacer les salariés réguliers absents.

En vertu des conventions collectives en vigueur, les salaires sont déterminés en fonction du poste occupé et il n’y a pas de progression salariale. En ce sens, les salariés réguliers et occasionnels obtiennent le même salaire lorsqu’ils effectuent un même poste. Or, depuis le renouvellement des conventions collectives en 1994, un salaire distinct pour les étudiants est prévu. Ceux-ci se voient ainsi octroyer une rémunération jusqu’à 30% inférieure à celle de leurs collègues, sur la seule base qu’ils ont un statut d’étudiant. D’avis que cette pratique est discriminatoire, le syndicat des Métallos a déposé une plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, par laquelle il demandait la cessation de la discrimination faite à l’égard des étudiants.

Le Tribunal des droits de la personne a finalement donné droit à cette plainte pour plusieurs motifs :

  • D’une part, le Tribunal est arrivé à la conclusion que les étudiants sont généralement reconnus comme faisant partie d’une classe inférieure de travailleurs et qu’il existe une idée préconçue au Québec à l’effet qu’ils représentent une main d’œuvre à bon marché[2].
  • D’autre part, à la suite d’une évaluation de la moyenne d’âge des salariés réguliers, occasionnels et étudiants chez l’employeur, le Tribunal a déduit que les salariés étudiants étaient plus jeunes que la majorité des occasionnels à l’embauche. En ce sens, il a conclu que la distinction sur les salaires avait pour effet de désavantager des personnes dans les premières années de l’âge adulte au détriment de personnes plus âgées qui sont sur le marché du travail, et ce, pour le simple motif qu’ils ont fait le choix de poursuivre leurs études[3], ce qui représente une discrimination fondée sur l’âge.
  • Sur la question de la violation de l’article 19 de la Charte, la juge Lewis a analysé chacun des motifs d’exception possibles, pour finalement conclure qu’aucun d’eux n’étaient applicables, notamment pour les raisons suivantes :
  • Les étudiants effectuent les mêmes tâches et même parfois plus de tâches que les occasionnels;
  • Ils évoluent dans le même environnement dangereux et potentiellement toxique;
  • Par la formation qu’ils reçoivent, ils sont aussi compétents que les autres salariés de l’unité;
  • La structure salariale prévoit un salaire unique par type de poste, le tout sans progression fondée sur l’expérience, l’ancienneté ou la durée de service;
  • L’absence d’écart dans le quota de production demandé aux salariés;
  • Lorsque l’A.B.I. fait appel à des sous-traitants, ceux-ci obtiennent une rémunération supérieure à celle des étudiants.

Au regard de l’ensemble de ces faits, le Tribunal a tranché à l’effet que la discrimination de l’entreprise n’était pas justifiée par au moins un des motifs mentionnés à la Charte. Il est à noter que le Tribunal a rejeté l’argument de l’employeur voulant que la plainte n’était pas justifiée, car les étudiants faisaient déjà près de trois fois le salaire minimum.

Finalement, le Tribunal a tranché à l’effet que les distinctions quant aux salaires des étudiants dans les conventions collectives portaient atteinte à la dignité des étudiants, ordonnant ainsi le versement d’une somme de 1000$ à titre de dommages moraux pour chacune des 158 victimes. La juge Lewis a également exigé que les distinctions dans les conventions collectives soient corrigées dans un délai de 120 jours suivant la décision.

Quels sont les impacts pour les employeurs?

Bien que le jugement du Tribunal des droits de la personne ait été porté en appel le 31 mai dernier, les impacts de ce dernier seront et sont déjà importants pour les employeurs. En effet, bon nombre de conventions collectives contiennent des structures salariales prévoyant des salaires inférieurs pour les étudiants.

En présence d’une telle différence de traitement, les employeurs devront maintenant procéder à une analyse rigoureuse des exceptions prévues à l’article 19 de la Charte pour déterminer si la discrimination est fondée sur un des motifs qui y est prévu. Pour ce faire, ils devront notamment se questionner sur les éléments suivants :

  • Y a-t-il des distinctions entre les tâches effectuées par les étudiants et celles effectuées par les autres salariés?
  • La structure des salaires prévoit-elle une progression salariale basée sur la durée du service, l’ancienneté ou l’expérience?
  • Les salariés ayant un salaire supérieur aux étudiants ont-ils plus d’expérience ou d’ancienneté au sein de l’entreprise?
  • Est-ce que l’ensemble des salariés doivent remplir les mêmes quotas de production ou y a-t-il une distinction pour les étudiants?
  • La structure de rémunération comporte-elle des bonis à la performance qui pourraient justifier les écarts salariaux?

Si à la suite de cette analyse, l’employeur conclut que les salaires inférieurs octroyés aux étudiants ne sont pas justifiés par un des motifs d’exception prévu à l’article 19 de la Charte, il y aura un risque évident de plainte et l’employeur en cause devra se montrer ouvert aux propositions de règlement de ses salariés ou du syndicat, sous peine d’obtenir un jugement défavorable d’un tribunal.

En ce qui a trait aux employeurs qui sont en cours de négociation pour le renouvellement d’une convention collective ou pour la conclusion d’une première convention collective, il sera primordial de garder à l’esprit qu’il n’est plus possible, à moins que le jugement soit renversé par les instances supérieures, de prévoir des salaires inférieurs pour des étudiants effectuant les mêmes tâches que les autres salariés de l’unité de négociation.

Malgré ce qui précède, il est important de rappeler que ce jugement ne vise que les cas où il y a une discrimination dans les salaires octroyés en fonction du statut d’emploi ou de l’âge des salariés. Cela dit, une structure salariale possédant une progression équivalente pour tous les salariés effectuant les mêmes tâches ne sera pas menacée par ce jugement. En effet, de telles structures ne discriminent pas un groupe de salariés en particulier et entrent dans au moins un des motifs d’exception prévus à la Charte, soit l’expérience.

En résumé, cet important précédent n’a pas fini de donner des maux de tête aux employeurs qui comptaient sur la main d’œuvre bon marché que représente les étudiants pour atteindre leurs objectifs financiers. Dans le but de limiter les risques liés à cette nouvelle réalité, il sera pertinent d’inclure des échelles salariales progressives dans les futures conventions collectives, de sorte que les étudiants qui ne cumuleront pas beaucoup d’ancienneté n’auront pas le même salaire que les salariés de longue date.

 

[1] Charte des droits et libertés de la personne, C-12, art. 10.

[2] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Aluminerie de Bécancour inc., 2018 QCTDP, par. 331.

[3] Ib, par. 351.

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