28.02.2019

Laver son linge sale en public, une bonne idée?

Article de Me Desrosiers publié dans VigieRT le 27 février 2019

L’affaire Mike Ward a fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières années. Alors que l’humoriste québécois est en appel d’une décision rendue par le Tribunal des droits de la personne en 2016, tout un chacun a son opinion sur le dossier.

Lors de ses représentations aux trois juges de la Cour d’appel du Québec, l’avocate représentant le Tribunal des droits de la personne a avancé « qu’il n’est pas question que la liberté d’expression soit moins importante que les autres droits ». Tel qu’elle l’a souligné au Tribunal, la nuance réside dans le fait que l’exercice de la liberté d’expression ne doit pas violer les droits fondamentaux d’une autre
personne
[1].

Mais où se situe la limite? Jusqu’où pouvons-nous aller afin que cela soit considéré comme un résultat de la liberté d’expression?

La question se transpose aisément dans les relations de travail. Puis-je dire ceci de mon collègue? Puis-je écrire cela concernant mon employeur? Puis-je partager mon mécontentement sur les réseaux sociaux?

Dans les derniers mois, deux sentences arbitrales sont venues nous rappeler l’importance et les limites de la liberté d’expression en milieu de travail.

D’une part, l’affaire Syndicat démocratique des salarié(e)s de la résidence St-Jude et La Résidence St-Jude (9210-9719 Québec inc.) (Vikyan Tardif)[2] souligne que les commentaires publiés par un salarié sur les différents réseaux sociaux sont publics.

D’autre part, l’affaire Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université de Sherbrooke et Université de Sherbrooke (Denis Bernard)[3] vient préciser que la critique émise par un salarié peut aller au-delà de la simple opinion protégée par la liberté d’expression et constitue un manque de professionnalisme, mais plus particulièrement de loyauté envers son employeur.

L’affaire Résidence St-Jude

Une infirmière auxiliaire d’une résidence pour personnes âgées dans la région d’Alma a été congédiée par son employeur pour manque de loyauté en raison de propos et de commentaires injurieux et diffamatoires publiés sur une page Facebook.

Saisi d’un grief de son syndicat contestant le congédiement de cette salariée ayant un peu plus de cinq (5) ans de service continu, l’arbitre a rendu en octobre dernier une décision pouvant paraître un peu surprenante.

En effet, malgré les obligations afférentes aux employés prévues à l’article 2088 du Code civil du Québec, le Code d’éthique et de bonne conduite en vigueur chez l’employeur ainsi que sa directive récente, lesquels prévoient que tout employé doit être poli et courtois avec les résidents, les visiteurs, ses collègues ainsi que ses supérieurs et qu’il ne doit pas utiliser les réseaux sociaux pour discuter de la résidence ni avec ses pairs, l’arbitre a cassé le congédiement et y a substitué une suspension de sept (7) mois.

Dans cette affaire, l’employeur était d’avis que la salariée avait dépassé largement les limites permises par le droit à la libre expression dont bénéficie toute personne conformément à la Charte des droits et libertés de la personne, et ce, notamment en publiant des commentaires tels que :

  • « […] à la résidence sont l’enfer depuis un bout […]
  • […] l’abus de pouvoir des cadres, etc. […]
  • […] traités comme des numéros […]
  • […] Des changements débiles […]
  • […] Avoir du positif au lieu du criss de négatif de Beaulieu, etc. lui il fait plus de mal que de bien. […]
  • […] il a prouvé comment il est insensible, un intimidateur et j’en passe […]. »

Dans sa décision, l’arbitre a avancé que la salariée a sans contredit commis une faute grave, car ses propos et ses commentaires démontrent un flagrant manque de respect envers l’autorité de ses cadres et représentent une certaine volonté d’ignorer les règles applicables au personnel.

De surcroît, les termes et les expressions utilisés par la salariée sont d’une étonnante virulence envers un supérieur de haut niveau et sont de toute évidence de nature à porter atteinte à sa réputation auprès de toutes personnes pouvant connaître leur existence[4].

La salariée s’est défendue en alléguant qu’elle avait cru que les propos et les commentaires tenus étaient sous le couvert de la confidentialité.

À cet égard, l’arbitre a cité son confrère : « Ce qui se trouve sur un compte Facebook ne fait pas partie du domaine privé compte tenu de la multitude de personnes qui peuvent avoir accès au compte. »[5]

Par conséquent, l’arbitre a indiqué que le fait de croire à la confidentialité des commentaires ne pouvait excuser le non-respect de ses devoirs de loyauté, des règles du code d’éthique et ses propos irrévérencieux, irrespectueux et diffamatoires envers ses supérieurs.

Pour justifier sa décision, l’arbitre a reconnu qu’il s’agissait d’un manque flagrant de jugement et d’une grossière erreur. Toutefois, il est d’avis qu’il n’y a pas eu une rupture totale du lien de confiance.

L’affaire Université de Sherbrooke

Depuis 1985, le salarié est chargé de cours pour le Département de management et de gestion des ressources humaines de l’Université de Sherbrooke. Jusqu’à l’imposition de la mesure disciplinaire en litige, le salarié avait un dossier disciplinaire vierge.

Au printemps 2014, l’Université revoit les cours offerts aux étudiants afin de satisfaire aux exigences de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. Des coupures s’en suivent, de sorte que le cours dont le salarié avait la charge depuis de nombreuses années est abandonné et remplacé.

Informé du plan de cours, le salarié est en désaccord avec le choix du professeur titulaire d’imposer aux étudiants un manuel obligatoire en anglais. Il est d’avis qu’il y a un équivalent en français sur le marché.

Dès le premier cours de la session d’été 2014, le chargé de cours a ouvertement critiqué le plan de cours préparé par son collègue, mais plus particulièrement le choix du manuel obligatoire.

Rencontré par la direction, et ce, à la suite de certaines plaintes formulées par des étudiants, le salarié a été réprimandé en raison de ses commentaires. On l’a également avisé de cesser de partager ses réticences avec ses étudiants.

Malgré les avertissements, le salarié a poursuivi sa croisade contre son collègue, mais également contre l’Université, notamment quant au contenu pédagogique du nouveau cours et à l’imposition d’un ouvrage en anglais.

Devant ses étudiants, il aurait qualifié le travail du professeur titulaire comme étant « inachevé » et « bâclé ».

Étant donné ce manque de professionnalisme et de loyauté, l’employeur n’a pas eu d’autre choix que d’imposer des mesures disciplinaires à l’égard du salarié.

Le syndicat conteste le tout en avançant que le fait de critiquer ouvertement un collègue ainsi que certains choix de la direction n’était qu’une manifestation de son droit à la critique expressément reconnu à la convention collective.

L’arbitre est sans équivoque sur le sujet : « […] cette liberté d’exprimer ses opinions personnelles n’est pas une exception à l’obligation de loyauté de tout salarié de ne pas causer préjudice à son employeur, que ce soit par son consentement ou
ses propos. »[6]

Selon l’arbitre, le salarié a agi par pure vengeance et pour nuire à son employeur. Il l’a fait en fonction de ses seuls intérêts personnels ou en réaction au refus de son employeur de tenir compte de ses revendications ou de ses suggestions, ce qui constitue un manquement à son obligation de loyauté[7].

L’arbitre a également souligné que l’obligation de loyauté contraint inévitablement le salarié à une certaine retenue. En règle générale, un salarié ne doit pas s’attaquer à la réputation de son employeur, ni dénoncer les pratiques qu’il n’accepte pas, ou étaler sur la place publique les différends qui l’opposent à lui.

Le syndicat a nié que le chargé de cours ait pu manquer à son devoir de loyauté en raison du fait que le professeur titulaire, un collègue de travail, n’était pas son supérieur hiérarchique.

Le Tribunal est clair à ce sujet : « Cela est d’abord une question de droiture, de civilité et de respect de son collègue et non de hiérarchie. »[8]

Considérant les fautes graves et lourdes de conséquences reprochées au salarié, le Tribunal a maintenu les mesures disciplinaires, soit une suspension de deux classes et une autre de dix classes.

Réflexions

Il importe de constater qu’un employeur peut être justifié de sanctionner sévèrement un employé qui le critique ouvertement devant public et qui déroge ainsi à son obligation de loyauté, de civilité et de professionnalisme, et ce, indépendamment du fait que ces critiques visent ses supérieurs ou ses pairs.

Il faut toutefois retenir que chaque affaire est un cas d’espèce et qu’il est préférable d’avoir une approche individualisée afin de bien équilibrer l’obligation de loyauté et la liberté d’expression.

Ces affaires récentes ne font que réitérer qu’à l’époque dans laquelle nous vivons, on peut dire sans se tromper qu’il faut maintenant « réfléchir sept secondes avant de commenter ».

Source : VigieRT, février 2019.

1

LA PRESSE CANADIENNE, « Affaire Mike Ward – Jérémy Gabriel : le droit d’offenser plaidé », Le Soleil, 16 janvier 2019 [en ligne].

2

Syndicat démocratique des salarié(e)s de la résidence St-Jude et La Résidence St-Jude (9210-9719 Québec inc.) (Vikyan Tardif) 2018 QCTA 593, SOQUIJ AZ-51537601.

3

Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université de Sherbrooke et Université de Sherbrooke (Denis Bernard) 2018 CanLII 103160 (QC SAT).

4

Syndicat démocratique des salarié(e) s de la résidence St-Jude et La Résidence St-Jude (9210-9719 Québec inc.) (Vikyan Tardif), préc., note 2, paragraphe 71.

5

Id., paragraphe 79.

6

Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université de Sherbrooke et Université de Sherbrooke (Denis Bernard) 2018 CanLII 103160 (QC SAT), préc. Note 3, paragraphe 171

7

Christian BRUNELLE et Mélanie SAMSON, « La liberté d’expression au travail et l’obligation de loyauté du salarié : plaidoyer pour un espace critique accru », Les cahiers de Droit, vol. 46, no 4, décembre 2005, p.894.

8

Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université de Sherbrooke et Université de Sherbrooke (Denis Bernard) 2018 CanLII 103160 (QC SAT), préc. Note 3, paragraphe 183.

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